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Une île, un monde, une quête

Convaincu que son récent échec était dû à un manque de concentration de sa part, Saül avait décidé de retourner sur l’île de Hasik. Dès son arrivée sur les lieux, de petites tiges vertes avaient émergé du sol, comme de nouvelles pousses au printemps. Méfiant, le sorcier s’était accroupi pour les examiner de plus près et avait vite constaté que c’était des arbrisseaux. Comme la dernière fois, il utilisa le feu pour éliminer la menace avant qu’elle ne prenne de l’ampleur. Vaine tentative. Les épifrênes ressurgirent de terre quelques instants plus tard, leur vitesse de croissance décuplée. Quand Saül parvint enfin à les éradiquer, ils avaient déjà atteint la taille d’un arbre de cinq ans. À l’image de sa précédente visite, la victoire fut éphémère ; la végétation tenace reparut de plus belle. Après un troisième essai, le sorcier dut abdiquer. Quand il quitta l’île, la forêt d’épifrênes avait tellement crû que les troncs se touchaient presque, empêchant quiconque de s’y faufiler. Simple et efficace.

Une fois sa colère apaisée, Saül passa deux jours et deux nuits à s’échiner sur un vieux grimoire traitant des plus puissants sortilèges de protection. Il possédait ce livre depuis de nombreuses années déjà, mais il n’avait jamais pu l’utiliser faute de pouvoir le décrypter. À son grand désespoir, il n’était jamais parvenu à fabriquer un anneau de Salomon aussi puissant que ceux qu’avaient été forgés autrefois par les nains au service du Conseil de Gaudiore. S’il pouvait enfin lire la petite écriture serrée de l’auteur, c’était grâce à son accession au trône d’Ulphydius. De fait, la xénoglossie n’était pas un pouvoir que l’on développait, mais un don que l’on recevait à la naissance. En s’appropriant les pouvoirs d’Ulphydius, il avait aussi hérité de ses dons, dont celui-ci.

À l’aube du troisième jour, il trouva enfin ce qu’il cherchait. Il était maintenant convaincu qu’Ulphydius avait utilisé un sortilège de transformation continuelle pour veiller sur l’île. Cette pratique, à mi-chemin entre la magie et la sorcellerie, permettait de protéger un lieu donné en utilisant une panoplie de méthodes différentes. À chaque visite d’un individu, une nouvelle protection prenait le relais, empêchant ainsi de trouver une solution à un sortilège une fois que l’on avait quitté l’île et de revenir l’appliquer. La raison pour laquelle cette formule était rarement appliquée, c’est qu’il fallait un gardien perpétuellement sur place pour assurer le renouvellement des méthodes et que rares étaient les créatures acceptant pareil enchaînement, même sous la contrainte.

Saül avait aussi compris que, s’il n’avait jamais eu de problème auparavant, c’était parce qu’il ne possédait pas la potion concoctée par Wandéline. Le gardien de l’île devait maintenant la détecter et y percevait nécessairement une menace pour le secret de son maître disparu, ce qui enclenchait la protection. Il n’y avait que deux façons de mettre un terme à ce vieux sortilège : soit le gardien reconnaissait Saül comme le digne remplaçant de son maître et lui accordait le droit de passage tout en continuant de veiller sur l’île, soit le gardien mourait. D’une façon ou d’une autre, il fallait d’abord que Saül trouve ce fameux gardien. Comme il n’envisageait pas de le tuer, le mieux était donc de s’associer avec lui. Un nouveau problème se posait par contre car, lors de ses deux dernières visites, Saül avait sondé les environs à la recherche d’une forme de vie pensante, sans succès. Chaque fois, l’écho de sa magie n’avait rien rencontré de plus intelligent que quelques mammifères marins et des petits rongeurs habitant la parcelle de terre. Or, il était bien mentionné dans le grimoire que le gardien ne pouvait s’éloigner de l’île que de quelques centaines de mètres, pour éviter que la magie ne cesse d’opérer.

Frustré de voir se dresser sur sa route ce nouvel obstacle, Saül passa la nuit suivante à ravager l’environnement d’un de ses nombreux repaires. À l’aube, l’odeur âcre de fumée et une lande brûlée à perte de vue témoignaient de son impatience. En quittant l’endroit, le sorcier eut toutefois un rictus de satisfaction ; non seulement il avait perfectionné l’un de ses dons, mais une solution au problème de Hasik avait germé…

 

* *

*

 

Déjà cinq jours que Wandéline croupissait dans sa cellule de l’ancien monde d’Elfré. Si elle avait hâte de quitter cet endroit humide et nauséabond, elle éprouvait cependant une profonde satisfaction à s’être constituée prisonnière. La promiscuité des captifs le cachot favorisait les confidences et les longues conversations. C’est ainsi qu’un vieil elfe avait raconté à la sorcière ce qui s’était passé au cours des vingt dernières années.

À l’époque, contrairement à ce que d’aucuns croyaient, les Filles de Lune n’étaient pas une espèce en voie de disparition dans le monde des elfes et des fées. Les peuples vivaient tous en harmonie. De ce fait, le métissage entre les races pensantes, nécessaire à la procréation de nouvelles Filles de Lune, s’était poursuivi au fil des siècles. Néanmoins, la naissance de chacune d’elles était considérée comme une victoire parce que tous connaissaient la précarité de leur situation dans les mondes parallèles. Chaque Fille Lunaire avait droit à un enseignement complet de la magie. On espérait ainsi compenser pour l’assermentation que ces femmes ne pourraient pas avoir avant longtemps à la Montagne aux Sacrifices. Le voyage vers la Terre des Anciens représentait un tel risque que les doyens d’Elfré refusaient de l’imposer à leurs protégées. Elles se voyaient ensuite assignées à la garde permanente d’un passage, collaborant les unes avec les autres. Il y avait treize endroits pouvant conduire au continent le plus petit de ceux créés par Darius. Treize passages et quelque cinquante gardiennes. Il était donc facile d’assurer une surveillance efficace.

Tout avait commencé par la violation d’un passage menant à un petit village montagneux d’Elfré. Par un soir de pleine lune, une jeune Gardienne avait donné l’alerte. Un être étrange, pas très grand et vêtu d’une longue cape noire à capuchon, avait fait son apparition peu après le coucher du soleil. Contrairement à tous les enseignements reçus, l’individu ne semblait pas avoir souffert de la traversée. Par contre, il avait eu un mouvement de recul à la vue de la jeune femme qui l’avait enjoint de se nommer et d’expliquer pourquoi il avait fait le voyage jusque là. Pour toute réponse, il avait émis un ricanement démoniaque avant de lancer un puissant sortilège en direction de celle qui empêchait sa progression. Il avait suffi de quelques minutes à l’inconnu pour maîtriser la Fille de Lune. Blessée à mort, cette dernière avait tout juste eu le temps de prévenir ses compagnes du danger par télépathie, avant de rendre son dernier souffle. Les Filles Lunaires venues en renfort ne virent rien de plus que le cadavre de leur compagne. Leurs recherches magiques s’avérèrent infructueuses puisque seule la Gardienne en poste au moment de la traversée pouvait repérer l’aura de l’intrus. Une alerte générale fut lancée aux quatre coins d’Elfré, mais elle ne donna pas le plus petit indice quant à la provenance ou aux intentions du singulier voyageur. Le crime avait d’autant plus choqué la population que la Fille Lunaire n’avait pas succombé à une blessure magique, mais à des plaies profondes faites à l’aide d’un poignard retrouvé sur les lieux. Les peuples pacifistes d’Elfré avaient pourtant banni les armes de leur univers depuis belle lurette, jugeant leur utilisation dégradante.

Rien d’anormal ne se produisit pendant quelques années et l’histoire sombra peu à peu dans l’oubli. Puis un étrange incident vint réveiller les mémoires : une Fille de Lune temporairement assignée à la protection, non pas d’un passage, mais d’une faille temporelle, fut retrouvée morte, baignant dans une mare de sang. Elle remplaçait le gardien habituel de la fêlure, lequel se remettait difficilement d’une blessure magique reçue dans l’exercice de ses fonctions. On établit dès lors un lien entre cette attaque et la mort de la Fille Lunaire des années plus tôt. La chasse à l’homme reprit de plus belle, mais s’avéra toute aussi vaine que la précédente.

Par la suite, les passages se gardèrent à deux, voire à trois, puisque les elfes, les nymphes et les fées se joignirent aux Filles de Lune. Les rares failles temporelles d’Elfré n’échappèrent pas à cette protection. Peine perdue. Au cours des années qui suivirent, pas moins de dix représentantes d’Alana perdirent la vie sans qu’on puisse leur venir en aide. Les êtres qui les accompagnaient subirent le même sort. La description de l’ennemi, faite par les quelques Filles ayant survécu assez longtemps pour transmettre l’information par télépathie, demeura inchangée jusqu’au jour où il fut fait mention d’un animal inconnu accompagnant le sinistre individu. Pourtant, celui qu’on surnommait désormais le sorcier sans visage avait toujours voyagé seul par les différents passages. Comment avait-il pu introduire une nouvelle espèce ? Quand la réponse fut trouvée, il était déjà trop tard.

Pendant les seize années qui avaient suivi son arrivée sanglante, lors de chacune de ses visites, Saül avait arpenté le petit continent, l’étudiant sous toutes ses coutures, relevant le moindre détail troublant. Puis il avait enfin découvert ce qu’il cherchait.

Dans une chaîne de montagnes au cœur du continent, trois volcans sommeillaient depuis des siècles. Les dernières éruptions dataient des années qui avaient suivi la création de ce monde réservé aux protecteurs de la nature. Un quatrième cratère n’avait jamais été actif. C’est à l’intérieur de ce dernier que Saül avait découvert un long couloir qui, à mi-chemin, voyait ses parois se couvrir de glace épaisse. Un froid polaire y régnait en permanence et le vent soufflait sans arrêt. Des conditions susceptibles de décourager quiconque voudrait s’y aventurer. Pourtant, le sorcier s’y était engouffré sans hésiter, convaincu de ne pas faire fausse route.

Comme prévu, le passage n’était pas un cul-de-sac, mais la route que Saül avait tant cherchée vers Dual. Il avait abouti dans une cavité naturelle de trois mètres sur cinq. Dans la paroi qui lui faisait face, il repéra aussitôt ce qui l’avait conduit à traverser vers Elfré seize ans plus tôt : le corps d’une elfe et de trois petites fées emmurées dans la glace.

Au centre de la caverne, un petit tourbillon de neige s’activait en permanence, point d’origine du vent. C’est vers ce tourbillon que Saül s’était dirigé, y entrant d’un pas décidé… pour reparaître dans une immense grotte aux confins des territoires gelés de Dual, son monde d’origine.

Au premier coup d’œil, il avait reconnu l’endroit qu’il avait si souvent fréquenté dans sa lointaine jeunesse. Une seule chose avait changé depuis sa dernière visite : un tourbillon de neige en tous points semblable à celui qu’il venait de traverser s’était formé au centre de la cavité. S’il avait pu, il aurait pleuré de joie – mais Saül était dépourvu des sentiments qui animent tout être pensant. Il avait enfin réussi à desceller un passage direct entre son monde et celui des elfes, ce qui lui permettrait de faire traverser en toute impunité, et surtout sans se soucier des Gardiennes des Passages, toutes les créatures acquises à sa cause…

Wandéline avait alors mentionné au vieil elfe que, selon les enseignements dispensés aux Filles de Lune, tous les passages avaient leur point de départ sur la Terre des Anciens. Jamais il n’avait été question que les mondes puissent communiquer entre eux sans transiter par l’univers d’origine. Un moment de silence avait accueilli cette remarque et les elfes avaient détourné le regard. Enfin, on lui avait expliqué que Darius avait créé cinq passages conduisant d’Elfré à Brume, à Bronan, à Golia, à Mésa et à Dual. Sachant que le monde des elfes abritait également les autres peuples protecteurs de la nature, le grand Sage avait voulu que ceux-ci puissent, en cas de problème majeur empêchant la transition par la Terre des Anciens, continuer de veiller sur les mondes parallèles afin de préserver leur environnement. Devant l’instinct destructeur particulièrement développé des habitants de Dual, les elfes avaient scellé le passage dès sa création pour s’assurer que personne ne puisse l’emprunter. Avec les années, ils avaient fait de même avec Brume pour les mêmes raisons, puis avec Golia parce qu’ils craignaient les géants. Maintenant, il ne restait plus que les passages pour Mésa et Bronan, mais personne ne les empruntait jamais. Les peuples d’Elfré préféraient rester chez eux, dégoûtés par le comportement dominateur de la majorité des peuplés composant leur univers d’origine.

La sorcière avait demandé pourquoi personne ne surveillait ces passages. La réponse était extrêmement simple : parce qu’ils étaient scellés à leur sortie et qu’il était impensable pour les habitants d’Elfré qu’un membre de leur communauté puisse traverser sans permission ou qu’il s’associe avec les mécréants des autres mondes. Ils se protégeaient ainsi des envahisseurs tout en gardant les passages fonctionnels en cas de besoin. Mais ils n’avaient jamais pensé qu’un être particulièrement doué pourrait traverser chez eux pour ensuite repartir par un de ces passages. Cela avait été leur plus grave erreur.

Wandéline s’était étonnée que Saül ait pu découvrir l’existence de ce genre de passage. Le patriarche avait expliqué qu’à travers le mur de glace de la caverne de Dual, le sorcier avait aperçu l’elfe et les trois fées prisonnières. Il avait donc tenté de les atteindre en brisant la glace par couches successives. Bien qu’il en ait enlevé une épaisseur non négligeable, les corps figés demeuraient inaccessibles. Il s’était acharné de longs mois, magiquement et physiquement, mais les créatures lui échappaient toujours, demeurant à égale distance depuis le début. Il avait fini par comprendre qu’elles n’étaient pas dans son univers, mais dans un autre, et qu’il avait la possibilité de communiquer entre ces deux mondes. Comme les elfes et les fées vivent sur Elfré, il en avait déduit que c’est là qu’il devait chercher. Ce qu’il avait fait. La suite, Wandéline la connaissait.

Il s’était écoulé deux autres années après la découverte de Saül. Deux années qu’il avait mises à profit pour préparer ses troupes, c’est-à-dire des habitants de Dual assoiffés de vengeance. Puis les hybrides avaient traversé en vagues successives, regroupés par race. Chacune d’elles avait envahi une portion donnée du territoire d’Elfré avec une efficacité déconcertante. En six mois, le continent n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été, presque entièrement détruit. Les Filles de Lune restantes avaient été sacrifiées sans pitié, de même que tous ceux et celles qui opposaient une quelconque résistance. Les autres avaient été faits prisonniers et croupissaient depuis dans des cachots de fortune disséminés selon les besoins ou dans les prisons des châteaux, la plupart inutilisées depuis longtemps. Parfois, un compagnon de cellule disparaissait pour ne plus jamais revenir ; d’autres fois, il revenait, salement amoché succombant ensuite à ses blessures. Peu d’espoir subsistait de voir un jour renaître le monde que les elfes avaient chéri.

La voix du conteur se brisa à la fin de son récit, l’émotion ayant raison de sa maîtrise de lui. Sa compagne passa un bras autour de ses frêles épaules, tâchant de transmettre un peu de réconfort à celui qui pleurait la disparition d’une ère prospère au profit de la désolation et de la souffrance.

— Comment avez-vous appris les détails de la longue quête du sorcier ?

Wandéline doutait que Saül se soit ouvert à ses ennemis.

— Il m’a tout raconté, la détrompa le vieillard. Il était convaincu que je ne survivrais pas à la torture qu’il m’avait infligée. Il croyait relater son histoire à un mourant…

Les yeux clos, l’ancêtre appuya sa tête sur le mur. L’épuisement se lisait sur chacun de ses traits.

— Il s’en est fallu de peu, mais je suis toujours là, à écouter les plus jeunes répéter un récit qui me fait souffrir presque autant que les tortures de cette nuit d’enfer.

Un silence respectueux accueillit ce triste constat.

— Qu’est-il advenu de Farmylle ? s’enquit Wandéline, inquiète du sort de la plus importante ville elfique.

La sorcière avait fait le voyage pour se rendre dans cette cité légendaire qui renfermait l’un des plus inestimables joyaux de l’univers de Darius : une immense bibliothèque. Par un prodige dont les elfes seuls connaissaient la nature, chaque document créé sur la Terre des Anciens et les mondes qui gravitaient autour trouvait son pendant dans la bibliothèque de la cité magique. Elle en était donc venue à la conclusion que le grimoire qu’avait autrefois détruit Alix par inadvertance y avait sa copie. Elle l’espérait de tout cœur, en fait, puisque la formule qui pourrait redonner vie et apparence semi-humaine à Foch s’y trouvait.

— Quand nous sommes arrivés ici, la cité royale tenait toujours bon contre les hordes de lamies, de harpies et de gorgones qui l’assiégeaient depuis plusieurs mois déjà. Ces peuples de créatures mi-femmes, mi-bêtes n’ont eu d’autre choix que de s’associer pour tenter de renverser la monarchie. Y sont-ils arrivés ?

La compagne de l’elfe s’était répondu à elle-même d’un haussement d’épaules.

— Nous espérons toujours, mais personne n’a été en mesure de nous donner des nouvelles fraîches depuis plus de six mois. La seule chose qui nous console, c’est que chaque fois que nous posons la question aux hommes-loups, ils se contentent de garder le silence. Si ces monstres avaient gagné, je suis convaincue qu’ils ne pourraient résister à l’envie de s’en vanter.

En son for intérieur, Wandéline souhaitait ardemment que ce fût vrai. Farmylle était son dernier espoir…

 

* *

*

 

Alejandre s’était remis en route sans le précieux concours de Mélijna, persuadé que la gloire l’attendait toujours au Sommet des Mondes. Contrairement aux semaines qui avaient précédé sa transformation, il ne progressait plus en retrait de ses troupes ; il ouvrait carrément la marche, défiant quiconque de lui tenir tête. Non loin dans son sillage, Madox espérait que cette fanfaronnade fasse tuer cet imbécile vite et bien. Ce qui ne serait une perte pour personne…

Les conditions du voyage s’étaient considérablement détériorées depuis que la nature avait fait des siennes, et les hommes comme les mancius rechignaient à poursuivre. Des rumeurs circulaient dans les rangs au sujet de la quête du Sommet des Monde et, bien qu’Alejandre les ait démenties avec véhémence, elles perduraient, minant le moral des troupes. La pluie prenait rarement congé et le sol souffrait de ces averses incessantes. Les chevaux et les valmyres – les montures des mancius – avançaient de plus en plus difficilement, les sabots s’enfonçant dans la boue à chaque pas.

Depuis la veille, la première chaîne de volcan se profilait à l’horizon. Au sein des mancius, la tension était palpable et le malaise bien visible. Depuis toujours, l’air ambiant de ces montagnes où flottaient en continu des relents de cendre et de soufre indisposait les mutants, provoquant d’intolérables maux de tête, des nausées et des difficultés respiratoires. Même si ces malaises conduisaient rarement à la mort, ils affaiblissaient les mancius de façon significative le temps que durait la traversée. Depuis que le sire possédait de nouveaux pouvoirs, les mutants doutaient que celui-ci tienne sa promesse de ne pas franchir les massifs par le centre. Si c’était le cas, les mancius seraient dans une douloureuse impasse : ou ils acceptaient et s’accommodaient des conséquences ou ils refusaient et rebroussaient chemin. Si la deuxième option était de loin la plus tentante, elle était aussi la plus risquée pour l’avenir de leur peuple. Non seulement craignaient-ils de perdre le lac d’eau salée, essentielle à leur survie, qui s’agrandissait chaque jour en plein cœur de leur territoire grâce à la magie de Mélijna, mais ils risquaient également de ne jamais revoir leurs villages. La nouvelle puissance d’Alejandre était un obstacle supplémentaire à la rébellion ; la crainte des représailles magiques avait pris le dessus sur les envies de désertion.

Grâce à Mayence, dont il avait récemment fait la connaissance, Madox était conscient de ce dilemme. Malheureusement, il ignorait comment remédier au problème sans créer de remous ni se faire remarquer du frère d’Alix. Pourtant, au lever du jour suivant, il fut impliqué bien malgré lui dans la première véritable démonstration des nouvelles habiletés d’Alejandre.

Les pires appréhensions des mancius se confirmèrent lorsque le triste sire prit la parole, au pied du plus petit mont de la chaîne de montagnes.

— Comme vous le savez tous, il me tarde de prendre enfin possession du trône qui attend depuis trop longtemps la venue d’un digne successeur. Vous n’ignorez pas que la route est encore longue jusqu’au Sommet des Mondes et il ne saurait être question que nous perdions du temps en vains détours. Pour cette raison, nous ne contournerons pas les massifs, comme prévu. Nous les traverserons tout simplement par ce chemin que vous voyez à gauche.

Des murmures désapprobateurs se répandirent dans les rangs, tant chez les mancius que chez les hommes. Si les premiers craignaient les effets secondaires du volcan toujours actif sur les flancs duquel ils devraient nécessairement s’aventurer, les seconds nourrissaient des peurs autrement plus mystiques :

— Ce n’est pas la route qu’empruntent habituellement les armées des seigneurs en quête des trônes. Ils passent beaucoup plus au nord, vers la fin de la chaîne de montagnes. Ici, c’est le domaine des salamandres…, s’enhardit un quadragénaire au teint basané et au visage couturé de cicatrices.

Il n’en était vraisemblablement pas à son premier engagement pour un seigneur en mal de pouvoir.

— C’est vrai, renchérit un autre. Tout le monde sait qu’il faut éviter de passer par le Col aux Écailles, ça porte malheur. Les salamandres défendent ce territoire depuis toujours parce qu’il conduit…

— Des salamandres ! se moqua Alejandre, l’interrompant avant qu’il n’en dise trop et sème la panique. Et puis quoi encore ? Si ce chemin est si large et si bien délimité, c’est parce qu’il est fréquemment emprunté, donc sécuritaire. Plus personne n’a vu de salamandre depuis des siècles et je vous parie ce que vous voudrez que c’est parce qu’elles ont depuis longtemps disparu de la Terre des Anciens. Alors on passe par ce chemin. Point. Et je vous préviens, je ne supporterai pas que l’on discute mes ordres.

Certains regardaient à droite et à gauche, guettant la réaction de leurs voisins. Les visages étaient longs et les yeux, furieux. C’était un secret de polichinelle que les guerriers qui se lançaient à la quête des trônes étaient pour la plupart courageux et passablement intelligents, mais aussi superstitieux. La majorité croyait non seulement aux légendes ancestrales et aux trônes mythiques, mais aussi à tout ce qui venait avec, c’est-à-dire les créatures étranges et les phénomènes surnaturels. Si la magie existait encore, il en allait nécessairement de même pour le reste, y compris les élémentaux du feu.

— Vous nous aviez promis un détour pour éviter les volcans et leur air vicié en échange de notre allégeance, reprit un mancius en colère. Vous êtes comme tous les autres ! Vous profitez de nos services sans jamais respecter vos engagements et…

Avant que le malheureux puisse finir sa phrase, Alejandre utilisa le sortilège des brûlures de Shvel. Le corps du mancius se couvrit instantanément d’innombrables cloques, le faisant hurler de douleur. Voulant apaiser le mal qui le rongeait, il agitait ses membres en mouvements désordonnés. Ses soubresauts le précipitèrent sur Madox qui, instinctivement, se protégea des plaies contagieuses. Bien que personne ne vît l’aura émanant du Déüs, il parut tout de même étrange à certains que le jeune homme ne recule pas sous l’impact et qu’il ne se retrouve pas couvert des lambeaux de peaux qui pendaient maintenant lamentablement des membres du mancius.

Alejandre avait poussé le sortilège à son maximum, désirant faire un exemple dont tous se souviendraient. Il y parvint parfaitement, sa victime agonisant dans d’atroces souffrances. Le spectacle avait pour seul avantage d’avoir évité à Madox d’attirer l’attention du sire sur son singulier comportement. D’autres avaient par contre remarqué…

 

Quête d'éternité
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